
Facile pour toi d’avoir envie de jouer les Papa, de gober tout ces bobards à deux sous quand c’était moi qui devais exploser comme une truie, moi qui devais me transformer en gentille abstinente qui avale des vitamines à la place de l’alcool, moi qui devais regarder mes seins devenir énormes, distendus, douloureux, alors qu’ils avaient été impeccables et ronds, moi qui allais être déchirée en voulant faire passer de force une pastèque dans un tuyau d’arrosage.
Chronique d’un uppercut émotionnel
À la veille de ses seize ans, Kevin Khatchadourian exécute neuf personnes dans son lycée. A travers des lettres au père dont elle est séparée, sa mère retrace l’itinéraire meurtrier de leur fils.
Ne vous fiez pas à cette mise en bouche avant de plonger dans ce roman. Lionel Shriver fait bien plus que retracer l’itinéraire meurtrier de Kevin…
Au travers des courriers d’Eva à son époux, Lionel Shriver nous parle de maternité, de l’ambivalence et de la complexité des sentiments qui jaillissent dans l’esprit des futures mamans, du fameux « instinct maternel » dont nous ne sommes pas toutes dotées. Elle évoque aussi la douleur de l’enfantement, sauvage et brutal, loin des images idylliques véhiculées par un certain pan de la société. Mais elle ne s’arrête pas là (Oui, Lionel Shriver est une femme). Elle interpelle sur la manière dont nous vivons nos grossesses, notre choix d’être ou non maman, sur l’influence que cela peut avoir ou non sur nos enfants.
Sous une plume acérée aussi pointue que pointilleuse, elle évoque l’évolution des relations entre un homme et une femme à l’arrivée d’un enfant, les rapports humains, la transformation de nos attributs sexuels en « appareil maternel ». Enfin elle nous parle de l’Amérique, de son regard sur la politique, les armes, les spécificités de ce pays qui ne ressemble à aucun autre et qui se croit, encore et toujours, LE meilleur pays au monde.
Vous l’aurez compris, le fond est riche en thèmes et chacun d’eux est exploité, fouillé, analysé. Mais ce qui rend ce roman inoubliable, c’est aussi sa forme.
Eva ne s’exprime qu’au travers des lettres qu’elle écrit à son mari, Franklin. En tant que lectrice, je me suis sentie spectatrice de leur intimité. Bien que la communication soit à sens unique, elle est faite de façon à ce que nous puissions, en tant que lecteur, visualiser leur vie. Nous voilà spectateurs d’un drame familial qui s’est joué en plusieurs temps…
L’auteur a su transmettre l’arc-en-ciel émotionnel par lequel passe son personnage. Amour, tristesse, colère, incompréhension, honte, haine, se succèdent au fils des pages, m’emportant avec eux au point d’avoir le cœur serré par endroits, les larmes aux yeux à d’autres. Ce livre a de remarquable qu’il m’a poussé à réfléchir sur moi-même et sur mes propres sentiments face à la maternité.
Le style est fluide, enlevé et recherché. Lionel Shriver a une réelle identité de plume que l’on perçoit dans sa manière de placer les pointes d’humour noir, de cynisme, mais aussi dans la franchise de sa pensée et de sa réflexion dont Eva est le vecteur.
Ce n’est pas moi qui ai achevé ce roman, c’est lui qui m’a achevé et il entre aujourd’hui au Panthéon de mes lectures. Un livre incontournable que je lirai de nouveau (ce qui est extrêmement rare), parce qu’il me semble que d’autres sentiments m’étreindront.
Si vous avez vu le film et que vous l’avez aimé, n’hésitez pas à lire le livre. Si l’histoire ne vous sera pas inconnue, il y a tout un pan émotionnel qui n’est pas traité dans le long métrage. Bien que remarquable, le film est très loin de ce que peut faire ressentir ce roman magistral.
Il faut qu’on parle de Kevin est un roman unique, une œuvre remarquable tant sur le fond que sur la forme, un uppercut émotionnel.
Il faut qu’on parle de Kevin a été réédité aux éditions J’ai Lu en mars 2020.